Je n’aime pas trop partager les articles payants… Le journalisme de qualité, ca a un prix. Cependant, le sujet est important. Je vais donc faire une exception.
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Le Monde: La législation européenne, adoptée en 2022, permet-elle toujours de responsabiliser les plateformes numériques ? L’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis semble avoir libéré certains propriétaires de plateforme de tout engagement…
Thierry Breton: Que ce soit le DSA, le DMA ou le Data Act, nos lois numériques européennes ont été conçues non pas pour se donner bonne conscience, mais pour protéger nos enfants, nos concitoyens, nos entreprises, notre démocratie dans l’espace informationnel européen.
Après de longs mois de débats, elles ont toutes été votées avec le soutien massif du Parlement européen et le soutien unanime des Etats membres. L’affaire Shein démontre à l’évidence qu’il faut commencer à les appliquer si l’on veut responsabiliser les plateformes numériques et ne pas faire comme si on découvrait ce qu’il s’y passe. Un point c’est tout.
Notre marché numérique est le plus important au monde. Il est ouvert à tous. Mais les entreprises non européennes qui veulent en tirer profit doivent respecter nos règles pour pouvoir y vendre leurs services.
Alors, bien sûr, j’entends ceux qui disent en Europe qu’il faudrait peut-être ne pas les appliquer pour ne pas déplaire à Donald Trump et risquer une nouvelle salve de droits de douane américaine. Ou encore pour se prémunir contre une rétorsion éventuelle sur les terres rares de la part de la Chine.
Est-ce que les Etats-Unis ou la Chine se refusent, de leur côté, à appliquer leurs propres lois pour nous être agréables ? Ou par risque de nous déplaire ?
Les enquêtes de la Commission européenne contre X, Google, Apple, Meta ou Shein tardent à sortir. La France doit-elle faire pression sur la Commission ?
J’espère que la France n’a pas attendu la révélation de ce scandale Shein pour le faire. Avant ma démission de la Commission européenne, le 16 septembre 2024, les services avaient lancé un nombre important d’enquêtes au regard d’éléments sérieux et concordants, notamment contre X, Meta, TikTok, Temu, AliExpress.
Cela fait maintenant plus de dix-huit mois pour la majorité d’entre elles.
Or, on assiste depuis à des débordements accrus innombrables, quasi quotidiennement, sur les réseaux sociaux : cyberharcèlements en touts genre, incitation au suicide, atteinte à l’Etat de droit, ingérences et attaques sur nos démocraties, ventes de produits totalement illégaux – pédopornographie, armes, etc.
Tous les jours, des alertes de manquement aux règles qui régissent les plateformes, conformément au DSA, sont émises.
Qu’attend-on pour réagir conformément à la loi ?
Ce n’est pas un énième sommet sur le contrôle de nos réseaux sociaux et de notre espace informationnel à Paris, Toulouse ou Berlin, dont on a besoin, c’est simplement d’appliquer les lois votées au niveau européen. Ma conviction est que, si tel avait été le cas, nous n’aurions pas à agir dans l’urgence et la précipitation sur Shein.
Le gouvernement a pris début novembre des mesures afin de bloquer Shein en France, alors que d’éventuelles sanctions relèveraient de la législation européenne. Comment l’expliquez-vous ?
Je ne connais pas la nature exacte des mesures envisagées et, donc, si elles peuvent être mises en œuvre au regard des droits européen et français.
Ce que je sais, en revanche, c’est que, le 26 avril 2024, j’avais, en ma qualité de commissaire européen, notamment chargé du numérique, désigné Shein comme plateforme systémique au regard de son activité et parce qu’elle comptait plus de 45 millions d’utilisateurs en Europe. C’est un fait public.
A ce titre, elle devait répondre à des obligations d’audit et de contrôle très strictes sur la vente de produits illégaux ou à risque pour les consommateurs.
Cela veut dire que Shein devait fournir dans les quatre mois, puis tous les ans, un rapport détaillé des mesures de protection prises. Ce serait intéressant, me semble-t-il, de les rendre publiques, dans le contexte de l’affaire Shein.
Avec le DSA, Bruxelles a, en tout cas, tous les outils pour agir dans l’immédiat. Y compris sur les algorithmes. Elle en a même l’obligation. C’est le mandat qu’elle a reçu des Etats membres, dont la France. Les lois sont faites pour être appliquées avec diligence.
Emmanuel Macron participe, le 18 novembre, à Berlin, au sommet sur la souveraineté numérique européenne. Que souhaiteriez-vous l’entendre dire ?
Qu’il dise que les lois numériques, qui, je le rappelle une fois de plus, ont été votées par une écrasante majorité des députés européens, soient, une bonne fois pour toutes, appliquées sans délai et avec détermination.
Qu’il s’agisse du DSA, DMA, Data Act, DGA [Data Governance Act ; règlement sur la gouvernance des données] ou AI Act, elles constituent le socle commun de protection de nos enfants, de nos concitoyens, de nos entreprises, de nos démocraties, le plus abouti à ce jour dans le monde.
Elles ne sont peut-être pas encore parfaites, elles peuvent peut-être être améliorées, mais il faut les appliquer. Et non ouvrir, une fois de plus, je ne sais quel débat sur leur pertinence ou leur supposée intransigeance vis-à-vis des Gafam.
Et lorsque, pour éviter de déplaire à ceux-ci, je vois que certains, à Bruxelles, voudraient déjà, avant même de les avoir mises en œuvre, assouplir les règles de l’AI Act, votées par nos colégislateurs, pour minimiser, en Europe, les risques liés au développement massif et non contrôlé de l’intelligence artificielle, les bras m’en tombent !